CHAPITRE IX
Les astronautes retrouvèrent le «rolligon » en bordure de la clairière et, avant de grimper à bord, Seymour adressa un nouveau message à Spencer, à bord de l’Aristote.
Tout allait bien jusque-là et l’Agent Spatial, avant de regagner l’appareil, avait hâte de vérifier les informations fournies par Tahoki et d’en terminer une bonne fois pour toutes avec la mission qui lui avait été confiée.
On déciderait du retour une fois qu’on aurait rejoint l’équipage de l’Encelade et si les décisions de Seymour restaient fermes et catégoriques, elles n’étaient nullement influencées par les conseils du vieux Bamaho.
Il avait bien essayé de poser quelques questions à Tahoki, mais lorsqu’il avait fait allusion à la septième nuit, ce dernier s’était cantonné dans un mutisme total, se contentant d’indiquer la route à suivre, ce qui avait fait dire à O’Connor :
— Ces gens-là sont superstitieux, comme tous les peuples primitifs. Sans doute quelque cérémonie autour de leur volcan nourricier. Quoique je me demande bien ce que peut produire un volcan, si ce n’est de la lave !
*
* *
Le rolligon avait continué sa route vers le Sud.
Pendant un moment, la piste avait longé des forêts immenses, puis, à mesure qu’apparaissaient les premiers contreforts montagneux, la piste était devenue un chemin de terre, puis un sentier étroit serpentant dans les herbes et les broussailles épineuses.
Le ciel était clair, d’un bleu profond et brillant, et le soleil commençait à décliner derrière les montagnes lorsque Seymour prit la décision de faire une halte près d’un petit ruisseau.
Les réserves d’eau se trouvaient à sec et la soif commençait à se faire sentir. Il distribua les bidons à Lurbeck et à O’Connor, ainsi que les comprimés antibiotiques faisant partie de l’équipement.
L’eau elle-même pouvait être dangereuse pour les organismes humains et on ne possédait encore aucune donnée sur la gent microbienne de cette planète inconnue.
Seymour descendit ensuite du rolligon et regarda autour de lui.
Un calme extraordinaire régnait sur la contrée. Au loin, se dessinait la masse arrondie de Kamahora-la-Mère. Aucune fumée ne s’élevait du cratère. C’était comme si le paysage lui-même s’était momifié dans le silence et dans la tiédeur.
Cora se rapprocha de l’Agent Spatial.
— Quel calme et quelle sérénité, n’est-ce pas ? murmura-t-elle. Je trouve que les Timoriens sont à l’image, de ce décor. Pas vous ?
— Un peu trop, peut-être.
— Que voulez-vous dire ?
— Je ne sais pas exactement. J’ai l’impression qu’il manque quelque chose à cette gentillesse, ou alors ça me dépasse.
— Parce que vous raisonnez en valeurs terrestres. Vous admettez le monde parfait, l’utopie, le sublime et le merveilleux, mais uniquement dans les livres ou dans votre imagination. Mais, dans le fond, vous n’y croyez pas.
Seymour secoua la tête.
— J’avoue, en effet, m’être posé cette question, mais, réflexion faite, je ne pense pas que l’humanité ait quoi que ce soit à gagner dans cette situation. Non, vraiment… Du moins avec l’exemple que nous avons ici.
— Que leur reprochez-vous ?
— Ce sont des larves.
Comme elle le regardait, il poursuivit :
— Des larves bien gentilles, mais sans aucune personnalité, sans aucune ambition. Voilà ce qui me révolte. Tout cela est contraire à la nature humaine.
— Une question d’opinion.
— Non, Cora. L’homme est fait pour combattre, pour lutter et pour affirmer sa position dans toutes les valeurs positives. C’est pour cela qu’il a été créé, et qu’on ne me parle pas de péché originel et de la colère de Dieu poursuivant sans cesse la malheureuse et innocente descendance d’Adam et Eve. Cela est encore contraire à l’idée que je me fais de lui. Non, il n’y a eu ni colère, ni menace, il était seulement utile que les hommes le croient. S’il en avait été ainsi, je serais le premier à approuver le péché originel, car il aurait en somme permis à l’homme de s’affranchir enfin de sa mollesse et de son inertie. Mais non ! Dieu n’avait pas besoin de donner à l’homme des muscles et un cerveau pour le gaver de fruits et de viande fraîche dans un jardin fabuleux ! Un ventre suffisait. S’il lui a donné de telles armes, ce n’est pas sans raison. Oui, je sais ce que vous allez dire. J’accepte la souffrance, la misère, le malheur, la peine, tous les sacrifices qu’endure l’humanité depuis l’origine des temps. Au risque de vous paraître odieux et insensible, je vous répondrai oui. Oui, parce que les joies n’existeraient pas sans cela. Faites le bilan d’une vie, et vous y trouverez 90% de peine et seulement 10 % de joie. Mais quelle joie ! Et cela compte, croyez-moi ! Des joies qui font, malgré tout, que la vie mérite d’être vécue.
Cora eut un léger sourire.
— Oui, je sais, je connais l’histoire : « Toujours du poulet… toujours du poulet… »
— Et c’est bien ce qui a failli nous arriver avec le progrès. Au début du XXIe siècle, la machine a supplanté l’homme dans tous les domaines, et cela a provoqué la décadence. Notre société n’avait plus aucun désir, plus aucune aspiration, toutes les maladies étaient vaincues, tous les risques d’accidents réduits au minimum. Nous n’avions qu’à ouvrir la bouche pour avaler notre nourriture, comme des oiseaux recevant la becquée. C’était sublime. Mais nous avons évité la catastrophe en nous lançant vers les étoiles. Nous avons déporté des millions et des millions d’individus, et, en guise de machine, nous leur avons donné des pelles, des pioches et des charrues. Voilà pourquoi nous essayons à présent de déborder les limites du Pourtour. Ça ne s’arrêtera jamais, parce que l’arrêt signifierait la mort.
Il désigna Tahoki qui, placidement, achevait de ranger les bidons d’eau dans le coffre du rolligon.
— La mort ou ça !
— Et pourtant, ce sont des humains comme nous.
— Oui, et c’est bien ce qui me déroute. A moins que… eh bien, comme je le disais il y a un instant, à moins qu’il y ait autre chose…
Les yeux de Cora reflétèrent une douce ironie.
— Un petit chaînon manquant à votre théorie ? Ou un cœfficient mal donné qui fausse le résultat ?
— Je vous en prie, cessez donc de parler comme une mécanique. Il y a des moments où je me demande ce que vous avez à la place du cœur.
La jeune femme répondit avec un sourire amusé :
— Tout simplement une pompe électrique en molybdène et en teflon. Franchement, vous ne le saviez pas ?
— Ouais… j’aurais dû m’en douter. Seymour reprenait sa place au volant lorsqu’un signal sonore retentit dans sa petite radio portative. C’était Spencer qui appelait.
— Seymour à l’écoute. Qu’y a-t-il, Georges ?
— Commandant, un appareil inconnu est en train de surveiller la région.
— Quoi ?
— Je viens de le repérer dans le champ des radars.
Seymour eut un froncement de sourcils.
— Altitude ?
— Pour l’instant, il plafonne à dix mille.
— Enclenchez le réseau électrique de protection et gardez la surveillance.
— Impossible.
— Pourquoi ?
— Générateurs en panne. Nous en avons pris un sale coup. J’ai jeté un coup d’œil. Ça a l’air drôlement sérieux.
Une seconde de réflexion et l’Agent Spatial décida :
— C’est bon. D’accord, gardez le contact et prévenez s’il y a du nouveau. Nous allons tâcher de vous rejoindre le plus vite possible. Terminé.
Il coupa, tandis que Mervin se penchait vers lui.
— Alors, quoi, on abandonne ? On fait demi-tour ?
Il n’eut pas le temps de répondre, car la grosse voix d’O’Connor explosa comme une bombe.
— Par Sirius ! Là-haut, regardez !
Ils levèrent tous la tête dans la direction indiquée par O’Connor.
Dans le bleu du ciel venait d’apparaître la forme d’une fusée, avec ses ailerons largement déployés.
Elle descendait à vitesse réduite au-dessus du volcan Kamahora, puis brusquement elle changea de direction, amorça une large courbe et survola la longue chaîne de montagnes.
C’était une fusée terrienne, facilement identifiable à présent, du même modèle que celles qui avaient déjà attaqué l’Aristote au voisinage des tourbillons.
Mervin rugit :
— Ça alors, c’est bien le diable si…
— Attention, coupa Lurbeck, elle arrive dans notre direction.
Cette fois, il n’y avait pas à hésiter, et le sentiment d’un danger immédiat secoua l’Agent Spatial.
Il balaya l’espace du regard, puis avisa sur la droite des éboulis rocheux qui pouvaient à la rigueur servir de retraite provisoire.
— Vite, mettons-nous à l’abri, jeta-t-il en lançant le moteur du rolligon.
L’engin bondit dans la pierraille, braqua à quarante-cinq degrés et fonça à travers trous et bosses à l’intérieur d’une gorge.
Dans le ciel, l’astronef passa en trombe au-dessus d’eux avec un long sifflement, contourna le volcan une fois de plus et revint droit sur les rochers.
— Ils nous ont repérés, dit Seymour, ne restons pas là. Dépêchez-vous !
Ils abandonnèrent le rolligon et se lancèrent entre les pierres énormes, puis, sur un signe de Lurbeck, ils s’engouffrèrent dans une ouverture qui béait dans le granit.
*
* *
Dans l’inquiétude générale, l’Agent Spatial dégaina son fulgurant au moment où l’astronef revenait au-dessus de l’abri.
Brusquement, un grondement sourd dans le ciel annonça la mise en service des réacteurs de freinage.
D’un bond, Seymour jaillit du refuge. Il eut la vision fugitive d’une silhouette fuselée qui s’enfonçait derrière les rochers.
Sans hésiter une seconde, il grimpa entre les éboulis, atteignit le sommet et s’aplatit dans la pierraille.
L’astronef achevait sa descente et se posait dans la vallée, cinq cents mètres plus loin, en bordure du petit ruisseau où ils venaient de s’approvisionner en eau potable.
Quelques minutes s’écoulèrent, mais rien ne bougea. Dans le ciel, le soleil avait disparu, avalé par les montagnes, et les premières étoiles s’allumaient, perçant la brume violine qui montait en nappes douces et légères.
La nuit tombait avec une rapidité extraordinaire. Bientôt l’obscurité devint totale, puis une grosse lune monta de l’horizon, inondant la vallée de sa couleur laiteuse.
Il y avait au milieu de cette face ronde comme un sourire ironique éternellement braqué sur Timor.